Raison d’être et être bien : effet miroir ou effet d’optique ?

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Préoccupation croissante depuis le début des années 2010, les questions « pourquoi nous existons comme entreprise ? » et « pourquoi je travaille ? » sont devenues centrales avec la crise sanitaire et ses confinements successifs. Aujourd’hui, plus que jamais, la raison d’être des entreprises et celles des individus se questionnent mutuellement.

Par Jean-Baptiste Latour , philosophe d’entreprise

Au début de 2021, on ne peut que constater que le concept de « raison d’être » en entreprise est devenu un nouveau sujet à la mode dans le domaine du management des organisations. Ainsi, la loi Pacte de mai 2019 a consacré un nouveau statut juridique aux entreprises à mission, tandis que beaucoup voient dans la réaffirmation de la raison d’être des entreprises un moyen de renouveler les thématiques RSE, voire un ressort d’engagement des collaborateurs et donc de performance.

 

On pourrait expliciter la notion de raison d’être par la question proverbiale de Leibnitz : « Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Autrement dit : quelle est la raison pour laquelle existe cette organisation ? Un peu comme si la raison d’être explicitait ce qui aurait manqué à la société si cette entreprise n’avait pas existé. Ce terme suggère qu’il existe une intention sous-jacente à l’existence d’une entreprise.

 

Dans la même ligne, le terme de « mission » (qui vient du fait d’être « envoyé », mandaté, en latin) suggère que l’entreprise est mue par un sentiment de contribution qui la dépasse.

 

Dans les deux cas, ces notions renvoient à une intention entrepreneuriale, ou à la vision fondatrice ou réformatrice d’un dirigeant. L’usage de ces deux notions semble postuler implicitement que l’intention de faire du profit n’est pas en soi

suffisante à expliquer pourquoi cette entreprise produit ces biens et ses services aujourd’hui.

 

Ainsi, pour une entreprise, expliciter sa mission ou sa raison d’être, c’est :

– rendre lisible la manière dont les biens et services qu’elle produit contribuent à apporter une valeur à la société, au monde, à l’environnement dans lequel elle s’inscrit ;

– un guide pour la stratégie, un moyen de prioriser ses activités, mais aussi un puissant moyen de communication et d’adhésion à la marque ;

– un moyen pour les salariés de répondre à la question : « Quel monde je contribue à façonner par mon travail ? »

 

En période de Covid, un exemple d’engagement suscité par une mission et une raison d’être fortes a été fourni par l’hôpital public. Nous avons tous pu mesurer l’engagement des services hospitaliers, déjà fortement fragilisés par des décennies de coupes budgétaires. On voit dans ce cas que la conscience de la mission d’une organisation est pour celle-ci un facteur de résilience et lui donne la capacité de perdurer dans des conditions fortement perturbées.

 

On peut débattre de savoir si les entreprises qui sont portées par une raison d’être forte sont plus résilientes et ont plus de succès. Mais une chose est sûre, elles favorisent un engagement plus fort de la part de leurs salariés, qui trouvent plus directement dans leur travail un sens qui les dépasse.

Pourrait-on sans dommage considérer qu’expliciter la raison d’être d’une entreprise est le meilleur moyen d’engager les salariés ? Une vision cynique consisterait à considérer que le travail sur la raison d’être des entreprises est avant tout un moyen d’exploiter la veine militante et engagée des jeunes générations, une manière de « repeindre » les entreprises en ONG… La focalisation récente sur la raison d’être des entreprises serait-elle donc un nouveau levier d’exploitation des salariés ?

 

Une entreprise peut-elle être porteuse d’une contribution sociétale ou d’une mission à impact positif, sans tenir compte de l’impact interne de son fonctionnement sur ses collaborateurs ?

La question est d’autant plus pertinente que l’hôpital a été le premier lieu d’observation du burn-out dans les années 1970. Le phénomène a été étudié pour la première fois par un psychologue américain chez les infirmières d’une clinique. À force d’abnégation, de renoncement à soi et à son équilibre au service de ses valeurs et d’une mission plus haute, ce dernier a constaté des attitudes

cyniques et des attitudes dégradantes vis-à-vis des patients. Pour la première fois, il a identifié ces comportements comme symptômes annonciateurs d’une usure pathologique.

 

Dès lors que l’entreprise s’engage dans une démarche authentique, l’explicitation de la raison d’être apparaît donc comme une formidable opportunité de questionnement sur le sens d’une organisation, sur sa contribution à la société. Elle permet aux collaborateurs de se recentrer sur ce qu’ils apportent à la société, de prendre conscience, dans certains cas, de la grandeur de leur mission. Mais le risque est aussi de considérer la raison d’être de l’entreprise comme un pur levier d’engagement, de dévouement, au détriment de l’équilibre des collaborateurs et donc de la durabilité de cet engagement. Engagement et bien-être au travail sont donc deux composantes indissociables d’un investissement durable des personnes au sein de leur organisation.