Robots Vs Humains : la guerre n’aura pas lieu

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Avec la généralisation de l’automatisation, du télétravail, de la gig economy et de l’économie du care, le monde du travail s’apprête à connaître de grandes transformations dans les décennies à venir, qui auront des conséquences irréversibles sur le marché de l’emploi. Des experts, futurologues et prospectivistes, analysent les principales tendances qui feront le travail de demain.

Par Julien Morello

Aucun secteur n’est autant soumis aux incertitudes que celui de l’économie, et les évolutions et tendances actuelles qui pourront le transformer sont scrutées et décortiquées pour tenter d’anticiper ce que sera le futur du travail. Les rapports tentant de prédire à quoi ressemblera le marché de l’emploi à l’horizon 2030 sont nombreux et dépassent souvent notre imagination. Tel a été le cas de l’étude menée en 2017 par Dell et par l’Institute for the future, qui annonçait que 85 % des emplois de 2030 n’existaient pas encore.

Parmi les facteurs pouvant radicalement changer le monde du travail tel que nous le connaissons, l’avancée des technologies numériques et d’automatisation, grâce au développement de l’intelligence artificielle (IA) et du robot polyvalent capable de remplacer les travailleurs humains, joue évidemment un rôle prépondérant. Les experts s’interrogent sur le rythme de ce remplacement et sur les métiers qui seront appelés à se développer, à se transformer ou à disparaître. Dans son rapport « L’avenir du travail : cinq facteurs qui changent la donne », l’agence de prospective du gouvernement canadien, Horizons de politiques Canada, avance que la destruction d’emplois, conséquence inéluctable de cette rupture technologique, ne se limitera pas aux tâches manuelles nécessitant une main-d’œuvre peu qualifiée : « Présumer que beaucoup d’emplois seront à l’abri de l’automatisation parce qu’ils sont trop complexes à gérer par l’IA et les robots, actuellement ou dans un avenir prévisible, est risqué. La capacité qu’ont les technologies numériques à fractionner les emplois en tâches rend cette hypothèse vulnérable. » Une étude menée en 2017 par McKinsey Global Institute affirme en effet que, si seuls 5 % des métiers sont totalement automatisables, dans environ 60 % des métiers un tiers des activités pourraient l’être.

 

Coopération homme-machine et formation permanente

Parmi les professionnels qui risquent d’être fortement impactés par cette transition radicale, on peut citer les ouvriers, les chauffeurs et transporteurs (avec le développement des véhicules autonomes), les démarcheurs téléphoniques et les téléconseillers, les agents de sécurité, réceptionnistes et caissiers, mais aussi les secrétaires, recruteurs, comptables, banquiers et assureurs, ou encore les agents immobiliers et les bibliothécaires. Pour Antoine Bueno, conseiller au Sénat et auteur de Futur. Notre avenir de A à Z, les métiers cognitifs sont loin d’être à l’abri de cette évolution, prenant sa propre activité comme exemple : « Dans mon métier, je fais du droit et des discours, ce qui est très facilement automatisable aujourd’hui. J’entre deux, trois mots clés, une orientation politique, et j’obtiens un discours construit en un quart de seconde, alors que moi, en tant que travailleur, cela me prend trois heures. »

 

Selon la plupart des experts, ce remplacement des travailleurs se fera progressivement, en passant d’abord par une coopération entre les humains et les machines, appelée « le travail de centaure ». Dans ce nouveau type d’équipes, les robots, que dans l’industrie des ouvriers plus qualifiés mais moins nombreux pourront faire fonctionner, assumeront les tâches les plus répétitives, routinières et dangereuses, tandis que les humains pourront se concentrer sur des activités créatives, à plus forte valeur ajoutée. Cette coopération homme-machine sera particulièrement présente dans le droit, les RH, ou la finance : aux machines le rôle d’étudier d’importantes bases de données et d’apporter des orientations, aux humains les tâches d’analyse et de conseil. De leur côté, les métiers artisanaux résisteront plus longuement à l’automatisation. En effet, il sera difficile aux machines de réaliser des activités nécessitant une maîtrise manuelle particulière, comme l’affirme Antoine Bueno : « Je pense que le dernier travailleur risque d’être le plombier, parce que le jour où vous aurez un robot capable de faire des tâches aussi complexes que celle de s’adapter à une nouvelle salle de bains, là ça sera fini, il n’y aura plus d’emploi. »

 

L’automatisation et la digitalisation, en plus de détruire certains emplois de manière pérenne, risquent également de créer, selon les mots du futurologue belge Raphaël Thys, fondateur de l’agence The Beyonders, un véritable skill gap, une « pénurie de compétences », entre « d’un côté des offres d’emploi qui ne sont pas remplies et de l’autre des chercheurs d’emplois qui ne trouvent pas d’emploi. Ce décalage va évidemment s’accélérer parce que les personnes disponibles capables de gérer une certaine complexité seront de plus en plus rares ». C’est pourquoi la question de la formation à ces nouvelles technologies sera de plus en plus fondamentale dans les années à venir, d’autant que le rythme de formation est souvent plus lent que celui de l’évolution technologique… Ainsi, les entreprises auront un important rôle à jouer en offrant une actualisation permanente, rapide et efficace à leurs collaborateurs. Mais ceux-ci devront aussi être capables de « se réinventer plusieurs fois au cours de chaque carrière », selon Antoine Bueno. Le développement de nouvelles expertises est d’ailleurs déjà prégnant dans des secteurs auparavant épargnés par la question du télétravail. C’est ainsi le cas de l’extraction minière, de l’exploitation forestière ou des secteurs pétrolier et gazier, où des experts disposant de compétences de pointe dirigent à distance des travailleurs œuvrant directement sur site. Selon Raphaël Thys, cette répartition entre compétences humaines et mécaniques sera laissée à l’appréciation d’« intégrateurs généralistes », des personnes ayant une vision globale des processus et faisant appel à telle technologie ou à telle expertise en fonction des tâches à réaliser.

 

Économie du care et gig economy : l’importance des qualités humaines

Si certains métiers résisteront à l’automatisation grâce à leurs compétences particulières (artistes, artisans, chercheurs, cuisiniers, pâtissiers, jardiniers, ou encore sportifs), d’autres se retrouveront profondément renforcés parce qu’ils conserveront une importante dimension humaine et émotionnelle. C’est le cas notamment des professions médicales, qui pourront déléguer les diagnostics à des IA et se concentrer sur les relations avec leurs patients. C’est ce qu’affirme le Dr Ian Pearson, futurologue anglais et dirigeant de Futurizon : « Nous connaîtrons plus de services à la personne, plus de compétences relationnelles, plus de compétences de soin, de compétences émotionnelles. J’appelle cela l’économie du care, parce qu’elle est dominée par les professions du soin ; les soins infirmiers, l’éducation, le maintien de l’ordre, ou même le service dans un restaurant. Ce sont des emplois qui sont dominés par le besoin d’être un être humain : les gens veulent avoir une relation émotionnelle avec vous, ils ne veulent pas se retrouver face à une machine, donc ces emplois vont commencer à être dominants au fur et à mesure que l’IA et la robotique commenceront à devenir de plus en plus efficaces. » C’est aussi le point de vue de Raphaël Thys, pour qui « les soft skills seront de plus en plus valorisés : la machine remplacera l’humain pour ‘‘faire’’, mais pas pour ‘‘être’’. Notre réflexion et nos échanges avec d’autres personnes ne peuvent pas être remplacés par une machine et deviendront ainsi fondamentaux. Les humains continueront à jouer un rôle crucial dans l’entreprise du futur : tout ce qui ne peut pas être automatisé deviendra extrêmement valorisé ». Parmi ces métiers du care, le coaching personnalisé hyper-spécialisé sera certainement de plus en plus courant.

L’importance de rapports humains bienveillants, déjà essentielle dans les relations sociales au sein des entreprises, jouera aussi un rôle primordial dans le développement de la gig economy. Cette économie « à la tâche », où les travailleurs indépendants sont rémunérés à travers des contrats à la demande, s’est déjà largement répandue dans de nombreux secteurs depuis une dizaine d’années et connaîtra un fort développement dans les années à venir avec la multiplication des plateformes numériques permettant de distribuer le travail. Certains experts considèrent en effet que ce système deviendra le mode d’emploi majoritaire dans les dix à vingt prochaines années, une étude du Forum économique mondial estimant d’ailleurs que 48 % des grandes entreprises devraient engager des entrepreneurs spécialisés plutôt que des salariés. Tous les métiers peuvent être concernés par cette généralisation de la gig economy, que le travail soit réalisé à distance ou non, les organisations profitant de la grande flexibilité ainsi offerte tandis que les travailleurs y trouvent une certaine liberté, malgré des conséquences négatives en matière de protection sociale et de formation. Cette économie remet également en question les relations conventionnelles entre employeur et employé, comme l’affirme le futurologue canadien Nikolas Badminton, fondateur de Futurist.com : « Les travailleurs à la tâche et les prestataires vont constituer la majorité de la force de travail dans environ vingt ans. Cela pourra intimider les entreprises puisque le management perdra le contrôle global des opérations, mais la confiance et l’amitié seront, je l’espère, au fondement des futures relations de travail. »